Article #1 : Le retour à la nature avec Russel Banks, Tolstoï et Elsa Triolet
- Camille Saudrais
- 10 nov. 2020
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 22 nov. 2020
Parfois, j’ai l’impression de passer mon temps à tomber sur des vidéos, sur des articles, parlant de personnes de tous horizons ayant décidé de tout quitter (ou presque) pour aller vivre dans une caravane, dans un endroit perdu, dans un van, dans une maison en bois… Des comptes Instagram ainsi que des chaînes Youtube entières sont consacrés à ce nouveau mode de vie et entretiennent un mythe, une idéalisation d’un retour à la nature. Si les reportages prennent souvent l’angle de l’originalité, de l’unicité (oui ce mot existe) des personnes faisant ce choix, la tentation de quitter la civilisation pour la nature n’est pas nouvelle, ni rare.
Les trois livres que j’ai lus en lien avec le thème de ce mois : « Le retour à la nature : un rêve nordique ? » présentent chacun une vision différente du retour à la nature, avec des personnages complètement différents. Cependant, ils ont un point commun majeur : le manque de sens de leur quotidien, et la recherche d’un but à leur vie, d’un environnement où s’épanouir. En ce sens, ces trois livres, malgré leur publication assez ancienne, sont extrêmement actuels, et n’ont pas vieilli d’une ride.
Pour commencer avec le moins nordique et le plus récent, La réserve de Russell Banks, publié en 2008 est un roman se déroulant en 1936. De riches new-yorkais viennent prendre leurs vacances au bord du lac des Adirondacks, qu’ils se sont progressivement appropriés au détriment des populations locales. Alors qu’ils logeaient à l’origine chez les habitants de cet espace naturel ; le rapport a évolué au fur et à mesure de la construction par les touristes aisés de leurs propres maisons luxueuses autour du lac, et la création de rapport de subordination des locaux aux touristes, ces derniers commençant à les embaucher pour passer un séjour encore plus agréable. L’histoire est centrée autour de Jordan Groves, peintre issu d’une famille pauvre mais devenu riche et célèbre grâce à sa carrière artistique, ainsi que d’autres personnages tels que la femme et les enfants de Groves, la famille Cole composée d’un neurochirurgien, de sa femme et de leur fille adoptive Vanessa, Hubert St Germain un habitant des Adirondacks devenu guide et homme à tout faire.
Ces personnages de la bonne société s’octroient donc un retour à la nature saisonnier dans leurs propriétés des Adirondacks : ils organisent des soirées, vont pêcher, font du canoë. Mais finalement, tout cela reste artificiel. Ils côtoient les mêmes personnes qu’au long de l’année, et leurs vacances sont basées sur l’exploitation des populations locales. Aucun des personnages n’est heureux, et ne profite réellement du temps passé dans ce cadre exceptionnel. Finalement, le roman se conclut par le départ de Jordan Groves pour l’Espagne, dans l’objectif de participer aux côtés de ses amis artistes à la guerre civile dans le camp républicain.
Pour poursuivre avec la haute société qui tente un retour à la nature, La matinée d’un gentilhomme rural de Tolstoï est une nouvelle publiée en 1856 qui suit la matinée du prince Nekhlioudov, propriétaire terrien (et donc dans la Russie de l’époque, des serfs attachés aux terres). Tout comme Tolstoï qui à 18 ans a choisi de quitter ses études à l’université pour rentrer dans le domaine hérité de son père décédé, où il souhaite travailler librement à son développement intellectuel, à son perfectionnement moral et au bien-être de ses paysans ; le prince Nekhlioudov quitte l’université à 19 ans pour se consacrer à la vie rurale et aux terres dont il a hérité. Cette fameuse matinée se déroule plus d’un an après sa décision. On suit dans la nouvelle sa visite dominicale aux paysans, en particulier aux paysans pauvres à qui il tente d’apporter de l’aide, et à une famille plus aisée qu’il veut convaincre d’exploiter des terres supplémentaires au lieu d’envoyer le cadet Iliouchka faire du roulage (c’est-à-dire conduire des chariots de convoi, activité plus lucrative que l’agriculture).
Son retour à la nature, à la campagne a une vocation très sociale, puisque son objectif est d’améliorer la condition des paysans exploitant ses terres. Cependant, malgré ses ambitions pures, presque naïves, il est déçu.
« Pourquoi ai-je le cœur si lourd et si triste, comme si j’étais mécontent de moi ; moi qui m’imaginais que, une fois trouvé ce chemin, j’éprouverai constamment la plénitude de ce sentiment moral de satisfaction que j’ai éprouvé à l’époque où me sont venues pour la première fois ces pensées ? » (Chapitre XVIII).
Finalement, il sent qu’il n’a pas, en un an, ni amélioré le sort de ses paysans, ni été heureux ou satisfait.
Dans le dernier chapitre, il se rêve en Iliouchka, roulier libre dans l’immensité des steppes russes.
Roses à crédit d’Elsa Triolet publié en 1959 tranche largement avec les deux histoires précédentes. Pas de riches russes ou étatsuniens à l’horizon, simplement Martine, née dans un petit village français et issue d’une famille très pauvre. Elle vient directement, en quelque sorte, de cette nature et simplicité dont rêvent les deux personnages évoqués précédemment, Jordan Groves et Nekhlioudov. Son rêve à elle est en contraste avec tout retour à la nature : elle veut quitter sa famille, quitter son village, elle veut le confort qui apparait avec les Trente Glorieuses, elle veut le joli et le propre, le verni et le plastique. Au fur et à mesure du roman, on la voit s’enfoncer de plus en plus dans cet environnement artificiel : elle déménage à Paris, se fait embaucher dans un institut de beauté. Elle commence également à acheter à crédit, pour avoir accès à ce confort dont elle rêve. Au fur et à mesure, son mode de vie dérape et on assiste à sa dégringolade, économique et sociale. Les dettes s’accumulent. Son mari, Daniel Donelle, qu’elle aime depuis toujours s’éloigne. Il a choisi de rester dans leur village d’enfance pour continuer l’activité de rosiériste familiale tandis que Martine refuse de quitter Paris.
Alors qu’elle apprend coup sur coup que Daniel a obtenu le divorce pour se marier avec une autre femme rencontrée lors d’un voyage aux Etats-Unis et que sa mère est décédée, Martine rentre dans son village et choisit son propre retour à la nature. Plutôt que de rentrer à Paris après avoir rempli ses obligations testamentaires, elle décide de rester séjourner dans la maison où elle a grandi. Le roman se finit de manière très macabre, avec la découverte de la mort de Martine, tuée par des rats.
Il existe de très nombreux livres sur le retour à la nature ou dont l’intrigue inclue le retour à la nature d’un ou plusieurs personnages. Évidemment, les livres que j’ai choisis de présenter dans cet article orientent largement la conclusion. Aucun des trois personnages, ni Jordan Groves, ni Nekhlioudov, ni Martine, n’ont la fin heureuse qu’on leur souhaite (ou pas). Leur retour à la nature ne leur apporte pas ce qu’ils recherchent. Jordan Groves perd tout dans les Adirondacks, et fini par « fuir » pour l’Espagne. Nekhlioudov sent qu’il perd sa jeunesse à jouer le propriétaire dans son exploitation. Martine en meurt carrément.
Si j’ai choisi ces trois livres, c’est qu’ils me paraissaient intéressants vis-à-vis du discours dominant sur le départ d’un environnement artificiel pour retourner au plus proche de la nature. Ce choix a tendance à être très mis en valeur, fantasmé, valorisé. Bien évidemment, des critiques existent, taxant ces personnes d’illuminées, d’idéalistes, voire des insultes un peu moins sympathiques, cependant les réactions sont majoritairement positives.
Je souhaitais apporter un peu de nuance à cette survalorisation du retour à la nature. Bien évidemment ce choix peut « réussir » en quelque sorte, et apporter le bonheur, l’épanouissement aux personnes qui s’engagent dans cette voie. Cependant, il ne faut pas s’attendre à un miracle. Quitter la ville n’assure pas de trouver automatiquement sa place à la campagne ou hors de la civilisation, quitter son emploi ne signifie pas que sa nouvelle activité sera épanouissante.
Finalement, ces histoires permettent surtout d’ouvrir un débat : Sommes-nous vraiment heureux en ville ? La campagne est-elle l’environnement dont nous avons besoin ou est-ce un fantasme ?
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